Jean-Marie Besnier : questions posées par le transhumanisme

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Quel est le propre de l’homme ?

Cette question a grandement évolué ces dernières années.

D’une définition substantialiste, nous sommes passés à des définitions plus fluctuantes et immatérielles. Animal raisonnable, parlant, sociable, bipède sans plumes dans l'Antiquité, puis perfectible selon Rousseau, être toujours en projet, en construction, l’humain se caractérise par l’évolution.

Aujourd’hui, avec le transhumanisme, l’homme serait vu comme un être plastique, manipulable, transformable, augmentable.


L’humain n’est-il pas en train de disparaître du fait des technologies qui entreprennent de l’augmenter ?

Les techniques ont permis à l’homo habilis de devenir un être de culture. L’homme ne cesse de se réinventer en coévolution avec son environnement.

Pourtant les nouvelles technologies modifient ce processus : la technique a acquis des caractéristiques qui bouleversent l'anthropologie et ses critères.

Quatre caractéristiques méritent d’être interrogées :

  •  La technologie obéit à des impératifs de vitesse qui submergent la temporalité à laquelle les hommes sont naturellement assujettis. La physique fut une science de la nature puis de l’énergie, elle évolue désormais vers une science de l’information.
  • Les objets dits "intelligents" sont de plus en plus autonomes. Depuis la cybernétique des années 1950, ils sont devenus des systèmes ouverts, apparentés en cela aux organismes : les machines en viendront donc à établir des communications entre elles, par exemple, les automobiles à interagir. Le risque encouru est alors que les hommes se trouvent aliénés par les machines, à force de chercher à les rendre autonomes. Avec la modernité, nous voulions assurer notre autonomie grâce aux machines, mais maintenant ce sont les machines qui le deviennent à leur tour.
  • Prométhée fut puni par Zeus de son larcin : Zeus savait bien que si les hommes étaient seulement livrés à leur technique, ils ne survivraient pas, la société serait vouée à disparaître. Dans le mythe du Protagoras, Zeus fait donc appel à Hermès pour que le langage et la négociation tempèrent la technique. L’humain a grandi par le "geste et la parole" (pour reprendre le titre de Leroi-Gourhan).

Aujourd’hui on se demande si l’hégémonie des technologies n’est pas en train de préparer un déséquilibre qui va minorer le langage : les technologies diminuent la part du langage et produisent des machines qui veulent le rendre inutile. Par exemple, les neurosciences envisagent une interaction cerveau-cerveau, poursuivant le rêve de supprimer le langage, qu'il ne reste que de la pensée sans mensonge ni conflit, en ne conservant du langage que les signaux que les machines peuvent traiter.


  • Les technologies nouvelles ne nous simplifient plus la vie : elles simplifient nos comportements. Nous nous réduisons à l’élémentaire, et nous nous comportons comme des machines : nous nous dépouillons des éléments de complexité et d’intériorité.


Que restera-t-il donc de l’humain ?

L’homme nouveau saura certainement s’adapter aux machines, quitte à devenir méconnaissable. Le rêve de Marinetti (futuriste italien, 1876-1944) était d'intégrer de plus en plus d’artefacts dans notre corps, de devenir un "surhomme d'acier" invulnérable. Il nous fallait nous débarrasser du corps, de la viande, de la passivité (la nature, la chair).

Le transhumanisme prétend offrir une version plus présentable et douce de cette ambition, avec la volonté d’en finir avec les limitations de l’humanité, car nous en aurions les moyens technologiques. L’homme sera augmenté, et pas seulement "amélioré".

Le documentaire Un homme presque parfait manifeste bien cette haine du corps : le doctorant américain Rod Fulan parle de nos corps comme de simples véhicules de nos cerveaux, dont nous pourrions nous passer idéalement.


En 1956, Günther Anders, dans L’Obsolescence de l’homme, nous met face à notre honte : nous courons après nos machines, nous éprouvons une insupportable honte, la honte prométhéenne d’être soi, de ne pas être à la hauteur. C’est avec la finitude humaine que l'on veut en finir, pour devenir des dieux : ne plus naître par hasard, être dépourvu de la maladie, du vieillissement, de la mort. Supprimer la naissance pour la remplacer par la fabrication (voir, dans Bienvenue à Gattaca, cet avènement d'une humanité issue du génie génétique, "engineered"). On voudrait supprimer la souffrance, la mort, par des organes artificiels à la demande, le téléchargement du contenu du cerveau sur des puces inaltérables, etc. Les grandes multinationales investissent leur fortune dans ces recherches.

On assiste donc à une rupture avec le prométhéisme de la modernité qui voyait l’homme comme perfectible et voulait progresser, réaliser un idéal de l’humanité. Aujourd’hui nous voulons inventer l'au-delà de l'humain : nous voulons la rupture, en finir avec l’humain. La science était l’instrument de la moralisation de l’humanité, plus maintenant. Échapper à ce que nous sommes : c’est le problème métaphysique dominant aujourd’hui. Nous assistons à une intolérance à l’humanité en nous.

Nous sommes en train de nous "cyborgiser", d’intégrer la machine en nous. Ainsi, les promesses hyperboliques des techno-prophètes ont fait franchir à l’homme un palier : la relève de l’humanité, sous la forme d’une nouvelle espèce.

Une vulgate néo-darwinienne est souvent employée par le transhumanisme, avec une argumentation selon laquelle l’espèce humaine a triomphé de la lutte pour la survie par la technique et le langage, qu’elle a su prospérer. Pourquoi le pouvoir technique ne pourrait-il pas nous modifier en retour et sélectionner une espèce nouvelle issue de l’humain ?

Chacune de nos innovations technologiques constitue un élément qui pourrait muter et permettre l’émergence d’une espèce inédite. Il ne s’agit plus, pour le transhumanisme, de réinventer l’homme mais de préparer l’espèce nouvelle. De jouer aux apprentis-sorciers volontaires.

Les technologies vont réinventer un homme qui aura consenti à sa disparition, l'avatar indéterminé d’une humanité exténuée. La technolâtrie, selon Besnier, est le symptôme de la fatigue d’être soi. Nous sommes déprimés donc nous nous tournons vers les machines.


Que faire alors ?

Il faut tâcher de réhabiliter la finitude en nous. Ne pas vouloir échapper à la passivité de la naissance, du vieillissement, de la mort.

L’éthique de la vulnérabilité aura fort à faire pour s’imposer. Pour accepter le hasard de la naissance. Accepter que la souffrance est partie prenante de la vie. S’efforcer de ne pas attendre des machines qu’elles nous guérissent de la vie elle-même.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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